Photos avec la participation de MHB

 

"Le Vénitien dut devenir un être d’une nouvelle espèce, tout comme Venise ne se peut non plus comparer qu’à elle-même. Le Grand Canal, qui serpente à travers, ne le cède à aucune rue du monde ; on ne peut rien mettre en parallèle avec l’espace qui s’étend devant la place Saint-Marc : je veux parler de ce grand miroir liquide, qui est enveloppé de ce côté, en forme de croissant, par la véritable Venise. Sur cette plaine on voit à gauche l’île de Saint-Georges-Majeur ; un peu plus loin, à droite, la Giudecca et son canal ; encore plus loin, à droite, la douane et l’entrée du Grand Canal, où je voyais briller deux vastes temples de marbre. Voilà l’esquisse abrégée des principaux objets qui frappent les yeux, quand on avance entre les deux colonnes de la place Saint-Marc. Toutes ces perspectives ont été gravées si souvent que les amateurs peuvent aisément se les représenter."

W. Goethe, Voyage en Italie

 

Nuits vénitiennes

 

Sur le Carnaval de Venise II - Sur les lagunes

 

...

L'air du Carnaval de Venise, 

Sur les canaux jadis chanté 

Et qu'un soupir de folle brise 

Dans le ballet a transporté !

Il me semble, quand on le joue, 

Voir glisser dans son bleu sillon 

Une gondole avec sa proue 

Faite en manche de violon.

Sur une gamme chromatique, 

Le sein de perles ruisselant, 

La Vénus de l'Adriatique 

Sort de l'eau son corps rose et blanc.

Les dômes sur l'azur des ondes, 

Suivant la phrase au pur contour, 

S'enflent comme des gorges rondes 

Que soulève un soupir d'amour.

L'esquif aborde et me dépose, 

Jetant son amarre au pilier, 

Devant une façade rose, 

Sur le marbre d'un escalier.

Avec ses palais, ses gondoles, 

Ses mascarades sur la mer, 

Ses doux chagrins, ses gaités folles, 

Tout Venise vit dans cet air.

Une frêle corde qui vibre 

Refait sur un pizzicato, 

Comme autrefois joyeuse et libre, 

La ville de Canaletto !

 

Théophile Gautier

 

Les canaux

Avec la participation de MHB

Venise par Jean Paul Sartre

" ... tous les matins, le Grand Canal se couvre d’anachronismes. C’est un musée flottant : devant les loges des grands hôtels Gritti, Luna, Bauer-Grunewald, la direc­tion fait défiler des pièces de collection. L’eau rit d’aise, elle joue : sauve qui peut sous l’étrave, des poules se bousculent, volettent en caquetant, leur panique vient s’écraser à mes pieds ; autour des grands poteaux barbares et dorés dont le bariolage ressemble à celui des bâtons de coiffeur en Amérique, gondoles et barques caracolent.

Le vaporetto est déjà loin mais j’assiste à toute une cavalcade nautique, écume, naïades torses, chevaux marins. Sur le quai, le rayon s’est éteint, replongeant les édifices dans leur géné­ralité. Orgueilleux, le silence se dresse en briques roses au-dessus de ce babillage impuissant. Une trompe lointaine sonne et s’éteint.

Voici un tableau pour les touristes : l’Éternité cernée par le Devenir, ou le Monde intelligible planant au-dessus de la matière. Ça criaille encore un peu sous mes fenêtres mais n’importe : le silence a rasé les bruits de sa faux glacée. A Venise, le silence se voit, c’est le défi taciturne de l’Autre Rive. Brusquement, tout le cortège marin se noie, l’eau est comme les songes, elle n’a pas de suite dans les idées : voilà qu’elle s’aplatit et que je me penche au-dessus d’une grosse touffe de torpeur : on dirait qu’elle jalouse la rigidité cadavérique des palais qui la bordent..."

 

Venise derrière le miroir Lux-In-Fine/Leemage
Venise derrière le miroir Lux-In-Fine/Leemage